Le 23 janvier, le groupe de rock progressif Eloy donnait à Cologne le premier d’une série de trois concerts, probablement les derniers avant longtemps. Au cours de plus de deux heures trente de spectacle, devant un millier de fans, les Allemands déroulaient leur longue et riche histoire, en une sélection savamment équilibrée de leurs chansons les plus emblématiques.
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Eloy : Hannes Folberth, Steve Mann, Michael Gerlach (masqué), Frank Bornemann, Bodo Schopf et Klaus-Peter Matziol |
Cologne, le 23 janvier 2013
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Frank et «Matze» |
Deux heures trente pour résumer plus de quarante ans de carrière
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La nuit des masques |
C’est le visage recouvert d’un masque vénitien que Frank
Bornemann apparaît sur scène pour l’ouverture de ce concert fleuve, une
succession de nappes de synthé planantes très floydiennes. La comparaison n’est
plus de mise dès que retentissent les premiers riffs ciselés de Child Migration. Colours, l’album dont est extrait le morceau, avec sa collection de
titres plus courts, est toujours l’un des plus cités en concert. C’est encore
le cas ce soir. Silhouette, l’autre
single, suivra une demi-heure plus tard. Puis Illuminations, l’un des chefs-d’œuvre d’Eloy. Entre la basse
omniprésente, la démultiplication des guitares, les envolées de synthés
atmosphériques, les breaks incessants et surtout, « un vrai début et une
vraie fin », comme disait Fish autrefois, Illuminations est sans doute la chanson de rock progressif ultime.
Celle qu’il faut écouter en premier si on souhaite s’initier au genre. Tout y
est : les paroles, la structure, le mixage. Chaque extrait de Colours suscite d’ailleurs l’approbation
bruyante du public. La vraie surprise reste sans doute l’apparition des trois
choristes en robe de bure pour Horizons.
Une idée de mise en scène de Frank, qui préfigure peut-être ce qu’on verra
sur scène à Orléans dans La Vision, l’Epée et le Bûcher.
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Les choristes en robe de bure |
Mis à part le mal-aimé Performance (1983), ainsi que les albums
de transition, Ra (1988) et Destination (1992), qui n’ont d’ailleurs
jamais été suivis de tournées, Eloy revisite avec bonheur l’ensemble de sa
discographie depuis Power and the Passion
(1975) jusqu’à Visionary (2009). Si
les albums antérieurs ont été écartés, c’est qu’ils étaient conçus pour un
personnel plus réduit. La moitié des musiciens n’auraient rien eu à faire sur
scène. Les titres extraits du diptyque Planets (1981) / Time to Turn (1982) sont très applaudis. De même que The Apocalypse, la pièce majeure de Silent Cries and Mighty Echoes (1979), le plus gros succès commercial du groupe à ce jour. Mais en comptant les rappels, c’est bien sûr Ocean (1977) qui se taille la part du lion. Les trois quarts du
disque figurent au programme. Steve et Frank se régalent sur le double solo
de guitare de Poseidon’s Creation.
Outre Ocean et Colours, les deux autres disques les plus visités ce soir ne sont
autres que le deux derniers, Ocean 2
et Visionary : le signe d’une extraordinaire
vitalité, mais aussi celui d’un certain talent à fondre chaque titre dans le
suivant, sans qu’il soit possible de distinguer ceux de la période classique
des plus récents. C’est que, si le son d’Eloy a évidemment évolué au cours des
décennies, chaque album a su conserver suffisamment d’ingrédients du précédent
pour conférer au groupe ce style si caractéristique, mais dont l’origine reste en
définitive très mystérieuse. Est-ce ce mélange de puissance et d'atmosphère ? La basse de Klaus-Peter Matziol ? Les chœurs féminins ? Le vocoder ? Les dialogues entre la guitare et le clavier ? Même Ra, avec ses pads
synthétiques, ses lignes de basse préprogrammées et ses horribles falsetto,
« sonne » Eloy. Frank Bornemann doit avoir conscience de tous ces
ingrédients, car un seul disque à ce jour les cumule tous : le dernier.
C’est sans doute cette fidélité à un son qui explique en retour la fidélité de
ses fans.
Eloy, une exception sur la scène progressive ?
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Michael Gerlach enfin visible derrière Frank Bornemann |
A ce titre, le concert fait
prendre conscience de la singularité d’Eloy sur la scène progressive. Le
passage aux années 80 a
souvent été considéré comme fatal aux formations art rock de la décennie précédente. On dit souvent que Pink Floyd
et Roger Waters ont signé avec The Wall
ce qui restera le plus gros succès du rock progressif, mais aussi le chant du
cygne du genre, avant d’être emportés par les querelles intestines entre Waters
et Gilmour. Certains groupes disparaissent ou retombent dans l’anonymat,
balayés par la vague punk, puis la vague pop. D’autres ne survivent précisément
qu’en se convertissant aux nouvelles modes. Genesis, avec Abacab (1981), et Yes, avec 90125
(1983), embrassent définitivement le mainstream.
Leur succès entraîne rapidement les autres à les imiter. En 1986, la
reformation de Pink Floyd se fonde sur les mêmes bases, avec le même succès. Même le folk-rock de Jethro Tull ne résiste pas aux sirènes de la nouveauté sur Under Wraps (1984).
Ce
mouvement de fond touche toute l’Europe, Machiavel en Belgique, Goblin en
Italie. Pour avoir entraîné Genesis et Yes dans la « trahison », Phil Collins
et Trevor Rabin deviennent rapidement les têtes de Turc des fans de la première
heure. Pourtant, les chiffres de vente ne leur donnent-ils pas raison ? Si
le succès est un objectif légitime, comment leur reprocher d’avoir mené leurs
groupes respectifs jusqu’au sommet ? En revanche, si on considère ces deux
formations dans la perspective de leur influence
dans l’histoire du rock, alors il est bien évident qu’on préfèrera toujours
citer Selling England by the Pound
plutôt qu’Abacab, Close to the Edge plutôt que 90125. C’est en cela que se distingue
Eloy. Au début des années 80, entre ces géants qui sont passés à autre chose et les vieilles gloires comme King Crimson ou Camel qui, au contraire, perdent leurs fans, Frank Bornemann et ses amis parviennent toujours à
placer régulièrement leurs disques dans les charts, sans avoir rien trahi de
leur style.
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Matze et Alexandra Seubert |
C’est pourquoi Follow the Light, extrait de Metromania (1984), s’insère si
harmonieusement dans le programme, au milieu des classiques des années 70. Il
s’agit même de l’un des points culminants du concert, où Frank démontre qu’il
n’a rien perdu de sa puissance vocale. Comment a-t-il fait pour garder sa voix
inchangée depuis Power and the Passion ?
Utilise-t-il des filtres ou des trucages ? Se livre-t-il à un entraînement
intensif ? « Mais non ! C’est bien ma voix, assure-t-il. Si elle
n’a pas évolué, c’est justement parce que je la sollicite si peu ». Alors
que Matze, dont on croirait ce soir qu’il vient juste de sortir du bureau pour
participer au concert, reste un bassiste très technique, Frank effleure sa guitare à l’émotion. Il a peu pratiqué ces dernières années. De-ci de-là, on le devine parfois insatisfait de son jeu, notamment lors du dialogue entre
la guitare et la voix d’Alexandra Seubert sur The Apocalypse. Notre musicien n’en exécute pas moins à la
perfection le superbe solo du dernier morceau, The Bells of Notre Dame, avant de revenir clôturer le spectacle,
dans une atmosphère plus intimiste, sur les quelques mesures de Thoughts, l’ultime piste de l’ultime
album.
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Frank Bornemann, bien entouré |
Un tel perfectionnisme, une telle générosité laissent augurer de grands moments en France, lorsque l’opéra-rock
autour de Jeanne d’Arc sera enfin achevé. Mais pour l’heure, on ne peut
s’empêcher de craindre d’avoir assisté pour la dernière fois, peut-être, à un
concert de ce groupe fabuleux qu’est et restera Eloy.
Setlist : Namasté. – Child Migration. – Paralysed
Civilization. – Mysterious Monolith. – Age of Insanity. – The Apocalypse. –
Silhouette. – Poseidon's Creation. – Time to Turn. – The Sun-Song. – Horizons.
– Illuminations. – Follow the Light. – Awakening Of Consciousness. – The Tides
Return Forever. – Ro Setau. – Mystery. – [Rappels]
Decay of Logos. – Atlantis' Agony at June 5th -8498, 13 p.m. Gregorian
Earthtime. – The Bells of Notre Dame. – Thoughts.